CHAPITRE VINGT-TROIS

Te voilà ! Cette fois, tu m’emmènes dans un endroit de ton choix.

Je sursautai : Kalona était apparu comme par magie. Je ne lui répondis pas : j’étais trop occupée à tenter de contrôler les battements affolés de mon cœur.

— Ta déesse est plutôt étrange, poursuivit-il sur le ton de la conversation après s’être assis à côté de moi. Je ressens le danger que cet endroit représente pour toi. Je suis étonné quelle t’ait laissée venir ici, d’autant plus qu’elle ne pouvait ignorer que tu m’appellerais. Or je veux ressusciter le passé et, pour cela, le présent doit mourir.

Il se tut et désigna d’un geste dédaigneux les richesses qui s’étalaient sous nos yeux.

— Tout cela ne signifie rien pour moi.

— Je ne vous ai pas appelé, dis-je brillamment quand je retrouvai enfin l’usage de la parole.

— Bien sûr que si.

Il s’exprimait d’une voix douce, sur un ton intime, comme si nous sortions ensemble et que je n’osais pas admettre à quel point il me plaisait.

— Non, fis-je sans le regarder, je ne vous ai pas appelé, et je ne sais pas de quoi vous parlez.

— Tout s’éclaircira en temps voulu, Ay-a. En attendant, explique-moi comment j’aurais pu te rejoindre dans ton rêve sans que tu m’y invites.

Me blindant contre l’attrait que le seul son de sa voix opérait déjà sur moi, je posai les yeux sur lui. Il avait de nouveau l’apparence d’un garçon de dix-huit ou dix-neuf ans et portait un jean ample, confortable et sexy. Rien de plus : pas de chemise, pas de chaussures. Ses ailes miraculeuses, noires comme un ciel nocturne, à la beauté soyeuse, miroitaient à la lumière déclinante du jour. Sa peau bronzée semblait luire de l’intérieur. Son corps et son visage étaient si beaux, si parfaits qu’ils en devenaient indescriptibles.

Je réalisai soudain que c’était exactement la manière dont nous était apparue Nyx, à Aphrodite et à moi. Cette similarité me plongea dans une profonde tristesse – pour ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu.

— Qu’y a-t-il, A-ya ? Tu ne vas pas pleurer, j’espère ?

Je cherchai une réponse évasive, puis je me repris. Si c’était mon rêve – si c’était moi qui l’avais attiré là –, alors autant être honnête.

— J’ai de la peine parce que je pense que vous n’avez pas toujours été comme ça.

Il se figea. On aurait cru la statue d’un dieu. Comme je n’avais aucune notion du temps, je n’aurais su dire s’il me répondit au bout d’un siècle, ou seulement une seconde.

— Et que ferais-tu si c’était vrai, mon A-ya ? Me sauverais-tu, ou m’ensevelirais-tu ? Je sondai ses yeux ambrés et lumineux, essayant de percer les tréfonds de son âme.

— Je ne sais pas, avouai-je en toute franchise. Sans votre aide, je ne pourrais sans doute faire ni l’un ni l’autre.

Il se mit à rire. Ce son dansa sur ma peau. J’aurais voulu rejeter la tête en arrière et ouvrir grands les bras pour en embrasser toute la beauté.

— Je pense que tu as raison, murmura-t-il.

Je fus la première à détourner les yeux.

— J’aime cet endroit, dit-il avec chaleur. Une grande puissance s’en dégage, une puissance millénaire. Il me rappelle celui où je me suis relevé, à la Maison de la Nuit. Sauf que l’élément Terre n’y est pas aussi présent. C’est agréable.

Je me focalisai sur la seule chose qui faisait sens.

— Je ne suis pas surprise que vous vous sentiez mieux sur une île, vous qui détestez la terre.

— Je n’ai aimé qu’une chose sous terre : reposer dans tes bras. Cependant notre étreinte a duré trop longtemps, malgré mon immense soif du plaisir.

Je le regardai. Il me souriait avec gentillesse.

— Vous savez bien que je ne suis pas A-ya !

— Oh que si !

Il prit une mèche de mes cheveux entre ses doigts et la fit glisser sur sa paume sans me quitter des yeux.

— C’est impossible ! m’écriai-je. Je n’étais pas dans la terre quand vous avez été libéré. J’ai passé dix-sept années ici, à Tulsa.

— Quand je suis sorti, A-ya avait disparu depuis des centaines d’années. Elle s’était dissoute dans la terre dont elle était issue. Tu es sa réincarnation ; voilà pourquoi tu es différente des autres filles de ton âge.

— Ce n’est pas vrai ! Je ne suis pas elle. Je ne vous avais jamais vu auparavant.

— En es-tu vraiment sûre ?

Sa peau glacée m’attirait de façon irrésistible. Mon cœur tambourinait toujours aussi fort, mais cette fois ce n’était pas la peur. Je n’avais jamais rien désiré autant que me blottir contre lui, pas même de boire le sang de Heath. « Que se passerait-il si je goûtais au sien ? » Cette seule pensée me fit vaciller.

— Tu le sens, toi aussi, murmura-t-il. Tu as été faite pour moi. Tu m’appartiens.

Mon désir se dissipa brutalement. Je me levai et fis le tour du banc pour mettre le dossier de marbre entre nous.

— Non, je ne vous appartiens pas. Je n’appartiens qu’à moi-même, et à Nyx.

— Tu continues de prêter l’oreille à cette maudite déesse ! lança-t-il, redevenant cet ange amoral, froid et cruel pour qui tuer n’était qu’une broutille. Pourquoi tant de loyauté ? Regarde autour de toi : elle n’est pas là ! Quand tu as le plus besoin d’elle, elle t’abandonne et te laisse commettre des erreurs.

Il déplia ses ailes, qui frémirent comme une cape vivante.

— C’est ce qu’on appelle le libre arbitre, répondis-je.

— Et qu’y a-t-il de si merveilleux là-dedans ? Les humains ne savent pas s’en servir à bon escient. On vit tellement plus heureux sans lui !

— Mais, sans lui, je ne serais plus moi-même. Je serais votre marionnette.

— Non, pas toi. Je ne te priverais jamais de ta volonté.

Il prit aussitôt un autre visage, celui d’un être aimant, pour lequel on aurait volontiers jeté sa liberté aux orties.

Heureusement, ce « on » ne signifiait pas « moi ».

— Pour me garder auprès de vous, vous n’auriez que cette solution : m’en priver, me forcer à vivre avec vous et me traiter comme une esclave.

Je me préparai à une explosion de colère, qui n’est pas venue.

— Dans ce cas, nous ne pourrons être qu’ennemis, lâcha-t-il.

— Kalona, qu’est-ce que vous voulez ?

— Toi, bien sûr, mon A-ya.

Je balayai sa réponse d’un geste impatient.

— Non, ce n’est pas ce que je veux savoir. Qu’est-ce que vous faites là ? Vous n’êtes pas mortel. Vous… enfin…

J’ignorais jusqu’où je pouvais aller. Mais, après tout, il avait déjà déclaré notre statut d’ennemis, alors, autant foncer.

— Vous êtes tombé du ciel, n’est-ce pas ? Vous avez quitté cet endroit que de nombreux humains appellent le paradis ?

— Oui.

— Volontairement ?

— Oui, je suis descendu sur terre de mon propre chef, répondit-il, l’air amusé.

— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous cherchiez ?

Une autre transformation s’opéra sur ses traits, qui se mirent à briller d’une lueur irréelle. Il se leva, écarta en grand les bras et les ailes.

— Tout ! tonna-t-il. Je veux tout !

Il se planta devant moi, ange lumineux, charnel comme un humain, beau comme un dieu.

— Es-tu sûre que tu ne pourrais pas m’aimer ?

Il m’attira contre lui et me recouvrit de ses ailes chaudes et soyeuses, contrastant avec la fraîcheur douloureuse et merveilleuse de son corps, que je commençais à si bien connaître. Il se courba et, tout doucement, comme pour me donner le temps de m’écarter, appuya sa bouche contre la mienne.

Un violent frisson me parcourut. Je me sentis défaillir. J’avais envie de me perdre en lui. Je ne me demandais plus comment l’aimer, mais comment ne pas l’aimer. Une éternité à l’enlacer, à le posséder ne pourrait me suffire.

Une éternité à l’enlacer…

A-ya avait justement été créée dans ce but.

Oh, déesse ! Suis-je vraiment A-ya ?

Non. C’était hors de question !

Je le repoussai. Nous nous étions étreints avec tant de passion et d’abandon que ce geste le surprit. Il trébucha, et je pus me libérer.

— Non ! hurlai-je comme une aliénée. Je ne suis pas une poupée de terre ! Je suis Zœy Redbird, et quand je donne mon amour à quelqu’un, c’est parce qu’il l’a mérité, pas parce qu’on m’y a forcée !

Les yeux plissés, les traits tordus par la haine, il fit un pas vers moi.

— Non ! m’écriai-je. Je me réveillai brusquement. Nala crachait de toutes ses forces. Quelqu’un était assis sur mon lit et essayait de se défendre contre mes coups de poing.

— Zœy ! Tout va bien ! Ce n était qu’un rêve ! Aïe ! s’exclama une voix masculine.

On attrapa mes poignets et les immobilisa.

— Reprends-toi !

Puis ma lampe de chevet s’alluma. Je clignai des yeux, éblouie :

— Stark ! Qu’est-ce que tu fiches dans ma chambre ?

[La Maison de la Nuit 05] Traquée
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